Points clés
1. L'empathie est intrinsèquement sélective et biaisée.
L’empathie est intrinsèquement biaisée, peu fiable, et inadaptée comme boussole morale.
Une capacité sélective. L'empathie, souvent perçue comme une qualité humaine universelle, est en réalité profondément sélective. Nous sommes biologiquement et socialement "câblés" pour nous identifier davantage aux expériences de nos proches, de nos semblables et de nos alliés, ce qui crée un "fossé d'empathie" envers ceux qui ne nous ressemblent pas. Cette sélectivité se manifeste dès le plus jeune âge et est renforcée par des facteurs tels que la proximité géographique, culturelle et affective.
Le favoritisme endogroupe. Ce biais se traduit par un favoritisme envers notre propre groupe (endogroupe), où nous sommes plus enclins à comprendre, partager les émotions et aider ses membres, même si leurs besoins sont objectivement moindres que ceux d'individus extérieurs à notre groupe (exogroupe). Des études en neuro-imagerie montrent que l'observation de la douleur chez un membre de notre groupe active des zones cérébrales similaires à celles de notre propre douleur, ce qui n'est pas le cas pour les membres de l'exogroupe. Cette préférence peut être influencée par des catégorisations sociales arbitraires, comme l'appartenance à une équipe sportive ou la préférence pour un artiste.
Des exemples frappants. L'auteure illustre cette sélectivité par des cas concrets :
- L'incendie de Notre-Dame de Paris a suscité une mobilisation mondiale et des dons massifs, tandis que des crises humanitaires simultanées au Soudan ou des attentats au Sri Lanka sont restés largement ignorés.
- Le soutien occidental à l'Ukraine est souvent justifié par la perception des Ukrainiens comme "civilisés" et "européens", contrastant avec l'indifférence envers d'autres conflits (Yémen, Syrie).
- Les attentats de Paris en 2015 ont éclipsé un double attentat suicide à Beyrouth survenu quelques heures plus tôt, montrant une hiérarchie des morts basée sur la familiarité et l'affinité culturelle.
2. La déshumanisation érode l'empathie et légitime la violence.
En effet, l’empathie ne résiste pas à la déshumanisation de l’autre, à son effacement, à sa prétendue infériorité raciale, culturelle et morale.
Le déni de l'humanité. La déshumanisation est le processus par lequel on nie la pleine humanité d'autrui, le traitant comme s'il n'avait pas les capacités mentales ou les émotions attribuées aux êtres humains. Ce processus peut prendre plusieurs formes :
- Déshumanisation mécaniste: l'autre est réduit à un objet, interchangeable et sans autonomie (ex: force de travail).
- Déshumanisation animale: l'autre est comparé à un animal, privé d'intelligence, de moralité ou de contrôle de soi (ex: juifs décrits comme des rongeurs, Afro-Américains comparés à des singes).
- Infrahumanisation: l'autre se voit refuser des attributs de civilité, de compétences ou de moralité, tout en conservant quelques traits humains, mais jugés inférieurs (ex: "races inférieures" à civiliser).
Conséquences sur l'empathie et la violence. La déshumanisation réduit drastiquement notre capacité à ressentir de l'empathie, à adopter le point de vue de l'autre ou à lui venir en aide. Des études montrent que face à une cible déshumanisée, les régions cérébrales liées à la déduction des états mentaux sont moins activées. Historiquement, la déshumanisation a été un élément central pour justifier des violences extrêmes, des conflits ethniques aux génocides, en présentant les victimes comme des sous-humains ou des menaces.
Exemples historiques et contemporains. L'auteure cite des exemples glaçants:
- Les expériences médicales nazies sur des prisonniers juifs, ou l'étude de Tuskegee sur des Afro-Américains atteints de syphilis, où les victimes étaient instrumentalisées pour la science.
- Les propos de certains représentants du Rassemblement National en France, utilisant des termes comme "untermensch" ou affirmant que "certaines civilisations sont juste restées au-dessous de la bestialité", illustrent la persistance de ces représentations sous-humanisantes.
- Le racisme psychoculturel dans le domaine médical, où des croyances erronées sur la sensibilité à la douleur des personnes noires conduisent à des disparités de traitement.
3. Le sentiment de victimisation peut inverser les rôles et bloquer l'empathie.
Le paradoxe auquel nous aboutissons est que la position de victime contient une forme de puissance : la victime a toujours raison moralement, elle n’est pas responsable de son sort, et a toujours droit à l’empathie des autres.
La victimisation comme stratégie. Le fait de se percevoir comme une victime est un état psychologique complexe qui n'est pas toujours corrélé à un manque de pouvoir objectif. Des groupes dominants peuvent revendiquer le statut de victime pour contrer les accusations de discrimination ou justifier leur propre violence. Par exemple, des chrétiens américains peuvent invoquer une menace pour leur liberté religieuse face aux accusations d'homophobie, ou des hommes se sentir menacés par le mouvement #MeToo.
L'élitisme moral et la schadenfreude. Le sentiment de victimisation collective est souvent associé à un manque d'empathie pour la souffrance des autres et à un désir accru de vengeance. Les personnes qui se sentent victimes peuvent développer un "égoïsme de victime", se croyant moralement supérieures et justifiées dans leurs actions, même agressives. Ce phénomène peut s'accompagner de "schadenfreude", le plaisir ressenti face au malheur du groupe adverse, comme observé chez les fans de football ou les électeurs du Rassemblement National qui votent contre leurs intérêts économiques pour nuire à des groupes perçus comme rivaux.
La menace existentielle. Lorsque notre groupe se sent menacé, notre empathie envers l'ennemi diminue drastiquement. Se projeter dans le point de vue de l'adversaire peut être perçu comme une trahison ou une remise en question de notre propre image. L'auteure cite l'exemple du soutien massif des Israéliens aux opérations militaires à Gaza, perçues comme existentielles, où la souffrance palestinienne est niée ou justifiée. Cette dynamique enferme les groupes dans un cycle de stéréotypes et de déformation des faits, rendant toute coexistence difficile.
4. L'empathie est une ressource limitée, sujette à l'épuisement.
L’empathie, comme toute capacité coûteuse psychologiquement, peut être fournie quand on est disponible mentalement pour lui offrir de l’espace et du temps.
Une capacité variable. L'empathie n'est pas une capacité stable et inébranlable ; elle fluctue en fonction de notre état psychologique et de nos ressources cognitives. Des facteurs tels que la fatigue, le stress, l'humeur ou la charge mentale peuvent considérablement réduire notre capacité à ressentir de l'empathie. Par exemple, des études montrent qu'une charge cognitive élevée diminue l'intention de prodiguer des soins, et que le stress aigu réduit la perception de la douleur d'autrui.
L'usure empathique. L'exposition répétée et soutenue à la souffrance d'autrui peut entraîner une "usure empathique" (compassion fatigue), particulièrement chez les professionnels de l'aide (soignants, travailleurs sociaux, journalistes de guerre). Cette usure se manifeste par:
- Une diminution de la concentration et de l'autosatisfaction.
- Un sentiment d'engourdissement ou d'impuissance.
- De l'irritabilité et un repli sur soi.
- Paradoxalement, une capacité réduite à ressentir de l'empathie.
Ce phénomène est également appelé stress traumatique secondaire ou traumatisme vicariant.
Conséquences et mécanismes. L'usure empathique peut conduire à deux réactions principales:
- La détresse personnelle: L'observateur se concentre sur sa propre souffrance et cherche à l'apaiser, plutôt que de se tourner vers l'autre.
- L'accoutumance (habituation): L'exposition répétée à la souffrance la rend habituelle, moins saillante, et donc moins susceptible de susciter une réaction émotionnelle. Des études sur les médecins montrent une désensibilisation à la douleur après des années d'expérience.
Ces mécanismes entraînent un désengagement du soin, une diminution de la qualité des interactions et une normalisation de la violence, notamment via la surexposition médiatique.
5. Les cadres médiatiques et politiques façonnent la valeur des vies et des morts.
Les médias et les discours politiques invitent à s’identifier à la souffrance de victimes choisies, et à quasi-négliger et anonymiser d’autres victimes, ayant pour effet de suggérer que certains ont un droit particulier au statut de victime, qui rivalise et l’emporte sur celui des personnes dominées.
La hiérarchie de la mort. Contrairement à l'idée que la mort rend tous les humains égaux, certaines morts sont jugées plus "endeuillables" que d'autres. Les médias et les discours politiques jouent un rôle crucial dans cette hiérarchisation en déterminant quelles vies sont valorisées, soignées et pleurées, et lesquelles sont banalisées ou invisibilisées. Cette distinction repose sur des critères de proximité, de "civilisation" et de perception de la menace.
L'effet de victime identifiable. Nous sommes plus enclins à ressentir de l'empathie et à aider des victimes identifiables (avec un nom, un visage, une histoire) que des victimes anonymes ou statistiques. Les médias exploitent ce biais en singularisant certaines tragédies:
- La noyade d'Aylan Kurdi ou le meurtre de George Floyd ont provoqué des vagues d'émotion mondiales, tandis que des milliers d'autres morts similaires restent des chiffres.
- Les victimes du 11 septembre 2001 ont bénéficié d'un deuil national coûteux et d'une sacralisation des lieux, contrastant avec l'anonymat des civils afghans tués dans la "guerre contre le terrorisme".
- Les récits se concentrent sur les souffrances des colons (Zimbabwe, Nouvelle-Calédonie) tout en invisibilisant celles des populations autochtones ou noires.
La dépolitisation des souffrances. En mettant l'accent sur l'émotion et le sensationnalisme, les médias peuvent décontextualiser les tragédies, empêchant une compréhension historique et politique des causes profondes de la souffrance. Les victimes anonymes deviennent des symboles de la violence elle-même, leur individualité étant éclipsée. Cette "arithmétique de la compassion" montre que l'empathie diminue à mesure que le nombre de victimes augmente, conduisant à un "émoussement de la compassion" face aux crises de masse.
6. La dichotomie raison/émotion est une construction sociale qui a servi à hiérarchiser les humains.
Cette hiérarchie entre des zones du cerveau, avec une qui serait rationnelle, contenant et inhibant les passions de l’autre, a été instrumentalisée pour naturaliser une hiérarchie entre des humains au début du XIXe siècle.
Une fausse opposition. La distinction entre raison et émotion, souvent présentée comme une opposition entre une partie "supérieure" et "inférieure" du cerveau, est une construction sociale. Cette théorie, inspirée du modèle du "cerveau triunique" et des idées rationalistes du XIXe siècle, a été utilisée pour justifier des hiérarchies entre les humains. Elle suggérait que certains groupes, jugés plus "rationnels" (comme les hommes blancs occidentaux), devaient dominer d'autres, perçus comme plus "émotionnels" et "primitifs" (comme les femmes ou les personnes noires).
Le racisme scientifique. Le racisme scientifique a instrumentalisé cette dichotomie pour légitimer la domination coloniale et raciale. Des penseurs comme Francis Galton affirmaient que les "races" variaient intellectuellement et moralement, attribuant aux personnes noires une "paresse frontale" ou une incapacité à contrôler leurs pulsions. Frantz Fanon a brillamment déconstruit ces théories, montrant comment la psychologie a servi à reproduire la domination coloniale en dépeignant les colonisés comme irrationnels et déviants.
L'interconnexion de la raison et de l'émotion. Les neurosciences modernes réfutent cette dichotomie. Les émotions ne sont pas des pulsions anarchiques, mais des indicateurs "rationnels" qui informent notre perception et nos décisions. Antonio Damasio a montré que les émotions sont essentielles à la prise de décision, et que les lésions cérébrales affectant les émotions peuvent entraîner des comportements irrationnels. La cognition et l'émotion sont des processus complémentaires, agissant de concert pour façonner nos jugements moraux.
7. Le regard empathique peut dépolitiser la souffrance et réifier l'autre.
Le regard empathique, pour elle, fait de l’autre un véhicule occupé par un état permanent de souffrance.
L'illusion de la compréhension. L'empathie, telle qu'elle est souvent comprise, promet de franchir le fossé entre les sujets en permettant de voir le monde du point de vue de l'autre. Cependant, cette quête de "sameness" (similitude) est une illusion. L'autre n'est jamais moi, et le réduire à ma propre expérience est une forme d'impérialisme du même, comme le souligne Emmanuel Levinas. Cette approche déforme la réalité de l'autre, le privant de sa singularité et de sa complexité.
La souffrance comme spectacle. Le regard empathique peut transformer la souffrance en un spectacle, une marchandise affective consommée par l'observateur. Des technologies comme la réalité virtuelle (ex: projet 6x9 de The Guardian sur l'isolement carcéral) permettent de "visiter" l'oppression, offrant une expérience esthétique de la douleur sans nécessiter un engagement politique réel. Ce "tourisme affectif" dépolitise les revendications de justice, réduisant la victime à un personnage passif dont le rôle est de souffrir.
L'égocentrisme de l'empathie. L'empathie, en provoquant parfois une crise psycho-existentielle chez celui qui l'éprouve, peut devenir un outil de développement personnel. La souffrance observée est transformée en une question individuelle, incitant à des rituels de santé mentale plutôt qu'à des actions structurelles. L'observateur, submergé, peut décider d'interrompre l'expérience, détournant le regard ou exigeant le silence, ce qui révèle un privilège. L'acte de "liker" ou "partager" sur les réseaux sociaux donne l'illusion d'avoir agi, vidant la souffrance de son urgence et renforçant l'effet du témoin.
8. L'empathie, sans compréhension de l'altérité, peut devenir une forme d'appropriation.
Car l’autre n’est jamais moi, et l’imaginer comme tel fait de son vécu un vaisseau passif qui ne mène qu’à moi, qu’à mon propre vécu.
L'appropriation de l'expérience. L'empathie, en cherchant à réduire l'autre à quelque chose de reconnaissable et de similaire à soi, peut conduire à une appropriation de son existence. L'observateur utilise sa propre expérience pour imaginer celle de l'autre, ce qui est inévitablement déformant et réducteur. Cette appropriation peut priver les victimes de la propriété de leur histoire, de leur voix et de leur image, comme le montre la critique du "male gaze" ou du "white gaze" dans les représentations artistiques.
Le complexe du "sauveur blanc". Une empathie mal dirigée peut se manifester par le complexe du "sauveur blanc", où des individus blancs croient avoir la mission de "sauver" les personnes de couleur, partant du principe qu'ils savent mieux ce dont ces communautés ont besoin. Cette approche ignore la nature structurelle du racisme et impose des solutions basées sur la projection du dominant, plutôt que d'écouter les demandes des opprimés. L'auteure cite l'exemple d'enfants néerlandais aidant des pairs surinamais par stéréotype négatif ("moins intelligents").
Dépolitiser le soin. Dans le domaine du soin, une empathie décontextualisée peut nuire aux patients marginalisés. Frantz Fanon a critiqué l'approche des psychiatres coloniaux envers les patients nord-africains, qui essentialisaient leur souffrance et imposaient des cadres de soin occidentaux sans comprendre les bases organiques de leur société. Une empathie qui ne reconnaît pas l'histoire et les différences qu'elle génère, et qui ne laisse pas la place à la voix de l'autre, continue d'occuper l'autre plutôt que de permettre sa libération.
9. La morale n'est pas universelle mais sociopolitique et culturelle.
Nous n’avons pas de mesure objective qui nous permet de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste, et le vice de la vertu.
Une boussole fluide. Les notions de bien, de mal, de juste et d'injuste ne sont pas universelles ou consensuelles, mais sont éminemment politiques et façonnées par des intérêts historiques et sociaux. Ce qui est considéré comme moral varie considérablement selon les cultures, les religions et les idéologies politiques. Par exemple, la corrida est une expression culturelle en Espagne mais une torture animale ailleurs, et l'esclavage, autrefois accepté, est aujourd'hui universellement condamné.
Les limites de la "formation à l'empathie". L'espoir de "réparer" l'empathie par des formations qui visent à faire émerger une définition partagée du juste et du vertueux est illusoire. Ces formations ne peuvent pas dissoudre les rapports de pouvoir, les menaces existentielles ou les ressentiments des griefs passés. Elles ignorent que les individus, en situation de conflit, se perçoivent souvent comme moralement justes et justifient leur propre violence tout en décontextualisant celle de l'ennemi.
Accepter l'incertitude de l'autre. L'empathie, en cherchant à réduire l'étrangeté de l'autre par l'identification, tend à nier la pluralité fondamentale et la fluidité de l'être humain. La véritable compréhension de l'autre ne passe pas par la certitude ou la réduction à soi, mais par l'acceptation de son insaisissabilité et de sa différence. Il s'agit de "rendre visite à l'autre" avec humilité, de se décentrer et de laisser la place à sa voix, sans prétendre transférer son expérience à soi.
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