Points clés
1. La violence : une réalité complexe nécessitant une approche clinique et non morale.
Entre condamnation et justification, travail de mémoire et volonté d’oubli, la violence occupe donc une place exceptionnelle dans l’imaginaire des peuples.
Une présence historique. La violence a toujours été un facteur majeur de l'évolution des sociétés, influençant la démographie, l'économie et la politique. Des guerres de Cent Ans aux dévastations de Gengis Khan, elle a façonné les civilisations, détruisant des villes mais aussi stimulant l'innovation technologique. Politiquement, elle peut être destructrice (tyrannies) ou fondatrice (révolutions démocratiques).
Au-delà du jugement. L'auteur propose une approche "clinique" de la violence, rejetant les définitions morales qui la qualifient d'emploi "inacceptable" de la force. Ces définitions, souvent basées sur des normes universelles ou la légalité, sont jugées insuffisantes pour une analyse scientifique, car elles sont subjectives et peuvent masquer des réalités complexes. Par exemple, la violence d'État peut être légale mais moralement contestable.
Définitions limitées. Les approches structurales, comme celle de Bourdieu, qui assimilent la violence à la domination, sont critiquées pour leur ubiquité qui rend l'analyse problématique. Les définitions positivistes, qui se concentrent uniquement sur la dimension physique et mesurable, sont également jugées incomplètes car elles ignorent la dimension psychologique et la notion de victime.
2. La souffrance de la victime : le critère fondamental pour définir la violence.
L’existence d’une souffrance subjectivement vécue, affichée publiquement ou sobrement enfouie, constitue le seul critère possible d’une définition purement clinique de la violence, le seul trait commun à des situations très diverses.
L'intrusion et la vulnérabilité. La violence se définit par la souffrance qu'elle engendre, qu'elle soit physique ou psychologique. Elle implique une "transgression de la limite entre le tien et le mien", une intrusion dans le corps, les biens, l'intimité ou l'identité d'une personne. Cette intrusion provoque un sentiment de fragilité, de vulnérabilité et d'impuissance, qui infériorise et humilie la victime.
Au-delà du physique. La souffrance n'est pas toujours morale ou physique. Une injure verbale peut être aussi "blessante" qu'une gifle, et la signification politique de la violence physique réside souvent dans la souffrance psychologique qu'elle implique. La violence symbolique, qui blesse l'estime de soi, est donc intrinsèquement liée à la violence matérielle.
Le point de vue de la victime. Le seul élément commun à toutes les formes de violence est le point de vue subjectif de la victime. Tenter de se placer du côté de l'auteur de la violence mène à des impasses, car l'auteur peut être un défenseur de l'ordre ou un pillard, et sa violence peut être niée ou ignorée par des observateurs extérieurs. La reconnaissance de la souffrance est donc primordiale.
3. Le recours à la violence : un calcul d'efficacité et de légitimité.
Le recours délibéré à une violence physique qui fut pourtant, en l’espèce, particulièrement choquante n’est donc pas questionné sur le terrain abstrait des valeurs mais en considération de ses effets bénéfiques supposés.
L'efficacité avant tout. Les acteurs politiques, qu'ils soient dirigeants ou contestataires, évaluent la violence en fonction de son efficacité attendue. Machiavel l'a bien compris : une fin souhaitable justifie des moyens regrettables. Cette logique s'applique aux manifestations (attirer l'attention des médias), au terrorisme (compenser une faiblesse), et à la guerre (calcul des coûts et bénéfices).
La légitimité comme bouclier. Au-delà de l'efficacité, la violence nécessite des justifications acceptables pour être soutenue. La légalité est la première présomption de légitimité, mais des arguments moraux ou idéologiques sont souvent invoqués. Les rhétoriques de diabolisation de l'adversaire, par exemple, permettent de justifier des actions extrêmes.
Évolution des justifications. Les idéologies qui prônaient ouvertement la violence (nationalisme agressif, socialisme révolutionnaire) ont décliné en Europe après les guerres mondiales, en raison de leurs coûts humains et de l'influence des médias. Cependant, deux matrices de légitimation persistent :
- La violence défensive (légitime défense, guerre préventive).
- La violence au service d'une "cause juste" (droits de l'homme, démocratie).
4. Les dynamiques de la violence : de l'escalade à l'enkystement, des cycles imprévisibles.
Les premiers actes de violence enclenchent des dynamiques complexes qui se manifestent non seulement dans le surgissement éventuel de contre-violences, alimentant un processus de plus en plus difficilement contrôlable, mais aussi dans l’apparition de mécanismes psychologiques susceptibles de modifier considérablement les représentations de l’environnement social et politique.
L'engrenage de l'escalade. Un incident initial, comme un attentat ou une répression brutale, peut déclencher une spirale de violence. Les pouvoirs coupés du peuple sont vulnérables aux "bavures" qui alimentent l'indignation et le recrutement de nouveaux militants. Les victoires faciles peuvent aussi engendrer une euphorie dangereuse, sous-estimant les risques futurs et la volonté de revanche des vaincus.
L'enkystement des conflits. Dans les zones de guerre civile, la violence peut s'installer durablement, créant des "profiteurs de guerre" (seigneurs de guerre, trafiquants) qui ont intérêt à sa prolongation. Dans les démocraties, la volonté de préserver l'État de droit peut conduire à des conflits de basse intensité prolongés, où la violence est "presque supportable" pour la population épargnée.
La recomposition politique. La violence dramatise les situations, révélant des antagonismes latents et insécurisant les populations. Elle entraîne une radicalisation des jugements politiques, une stigmatisation de l'adversaire et une pression sur les modérés. Elle peut aussi favoriser l'émergence de nouveaux acteurs politiques et renforcer les "communautés émotionnelles" fondées sur des affects partagés et des solidarités identitaires.
5. Frustration, inégalités et rationalité : les racines sociologiques de la violence.
La frustration relative est maximale lorsque trop de facteurs vont dans le sens d’une activation des attentes et qu’au même moment, d’autres contribuent à limiter fortement les possibilités concrètes de satisfaction (récession économique, échec de réformes libérales…).
La rareté et la surpopulation. La rareté des biens (terre, eau, pétrole) ou la surpopulation peuvent exacerber l'agressivité et les conflits, tant internes qu'externes. Une faible espérance de vie peut également modifier le rapport à la mort, rendant le coût humain de la violence moins dissuasif. Cependant, la corrélation directe entre pauvreté et violence est nuancée par le degré d'institutionnalisation politique.
Les inégalités comme ferment. La perception d'inégalités économiques ou d'accès au pouvoir est un puissant facteur de tensions. Les théories de la frustration relative (Ted Gurr) expliquent la violence par l'écart entre les attentes légitimes et les possibilités de satisfaction. Le développement économique peut paradoxalement accroître les inégalités et affaiblir leur légitimation, augmentant l'instabilité politique.
La violence comme choix stratégique. Les théories de l'action rationnelle (Oberschall, Tilly) voient la violence comme un moyen calculé d'atteindre des objectifs, influencé par l'apprentissage et les facteurs organisationnels. La "structuration de la conflictualité" (leadership, contrôle) et l'institutionnalisation des conflits (dialogue, négociation) sont des facteurs clés pour limiter la violence. Les "États défaillants" (failed states) sont particulièrement vulnérables à la violence en raison de leur faible légitimité et de leur incapacité à réguler les conflits.
6. L'individu face à la violence : le rôle de la personnalité, de l'autorité et du groupe.
Ce qui détermine l’action de l’être humain, c’est moins le type d’individu qu’il représente que le type de situation auquel il est affronté.
Personnalités violentes ? Bien que l'existence de personnalités prédisposées à la violence (psychopathes, sadiques) soit reconnue, leur rôle dans la violence politique est souvent surestimé. L'influence réelle est faible, sauf pour des actes isolés ou l'instrumentalisation par des groupes. Les crises graves peuvent transformer des individus pacifiques en agressifs.
La violence d'hommes ordinaires. Des individus "normaux" peuvent commettre des violences extrêmes sous certaines conditions. Le modèle pulsion/inhibition (Berkowitz) explique la violence colérique par la réactivation de l'agressivité et la levée des inhibitions, souvent sous l'effet de la provocation ou de l'humiliation. La violence orgiaque, libérant des jouissances liées à la destruction, est favorisée par la fête, la guerre ou l'anomie sociale.
Le poids de l'autorité et du groupe. L'expérience de Milgram a montré comment l'obéissance à une autorité légitime peut conduire des individus à infliger des souffrances extrêmes, se percevant comme de simples exécutants. Le "groupthink" (Janis) peut entraîner des décisions désastreuses en isolant les décideurs et en favorisant l'autocensure. L'esprit de corps et la pression des pairs (Browning) peuvent pousser des individus à commettre des atrocités pour ne pas être perçus comme "faibles" ou "lâches".
7. La violence symbolique : une blessure identitaire aussi réelle que la violence physique.
En portant atteinte, et de façon douloureuse, à des représentations de soi, elles renvoient incontestablement à l’ordre du symbolique.
La dépréciation identitaire. La violence symbolique blesse l'estime de soi et l'identité, même sans contact physique. Elle se manifeste par des discours méprisants (hétérophobie : xénophobie, racisme, antisémitisme, machisme) qui enferment des groupes entiers dans des représentations péjoratives. Ces discours s'auto-alimentent et sont souvent instrumentalisés par des politiciens.
L'arrogance de la supériorité. L'exhibition d'une supériorité (économique, militaire, culturelle) perçue comme insupportable engendre des ressentiments profonds. L'arrogance coloniale, la prépondérance américaine ou les idéologies de "peuple élu" créent une violence symbolique qui déstabilise les cultures et les identités des dominés. Le langage des élites peut aussi inférioriser les couches populaires.
La négation de la souffrance. Contester la réalité de la souffrance d'une victime est une violence symbolique particulièrement intolérable. Le négationnisme du génocide juif en est un exemple frappant. L'indifférence ou le soupçon face à la plainte des victimes, ainsi que la "concurrence des victimes", aggravent cette blessure et peuvent empêcher la reconnaissance et la réparation.
8. L'ébranlement des repères : quand les univers symboliques s'affrontent ou se désagrègent.
La violence surgit quand ces repères identitaires se trouvent déstabilisés et qu’il en résulte incertitudes et angoisses.
Le besoin de repères. Les individus et les groupes ont besoin de références (normes, valeurs, traditions, souvenirs) pour donner sens à leur identité et à leur existence. Ces "frontières" symboliques ordonnent le monde, protègent du doute et permettent d'anticiper le légitime et l'illégitime. Leur ébranlement engendre une insécurité existentielle.
Confrontations antagonistes. Les luttes symboliques entre systèmes de valeurs inconciliables (religions, nationalismes, idéologies) sont une source majeure de violence. La Réforme protestante, la Révolution française, le "réveil des nationalités" ou les conflits post-soviétiques ont vu s'affronter des visions du monde irréductibles, générant des martyrologes et des haines tenaces. Le prosélytisme agressif, qu'il soit religieux ou politique, vise à détruire l'"erreur" de l'autre.
Le désajustement des références. La violence symbolique peut aussi résulter de facteurs internes de désagrégation, lorsque les faits contredisent les croyances fondamentales. Les progrès scientifiques (Galilée, Darwin) ébranlent les religions. La modernisation économique crée un fossé entre traditions et modes de vie occidentaux, générant des crises identitaires (Russie, monde arabe). Les médias, par leur logique de "marché des idées" et de dévoilement des scandales, peuvent également déstabiliser les croyances et la confiance envers les dirigeants.
9. Dissuasion et répression : la force comme moyen de pacification, avec ses limites.
Le recours à la menace ou à l’usage de la force peut être jugé souhaitable, en termes de pacification sociale, s’il entraîne une diminution globale de la violence sur le terrain.
L'État et le monopole de la force. L'État moderne vise à éliminer la violence privée en monopolisant la contrainte légitime. La dissuasion pénale et la capacité des forces de l'ordre à intervenir sont essentielles pour le règne de la loi. Cependant, cette nécessité peut dériver vers l'autoritarisme, où la lutte contre la violence sert à justifier la violence d'État elle-même.
Le dilemme démocratique. Dans les démocraties, le débat sur le niveau de violence tolérable est permanent. Une protection excessive des libertés peut paralyser la lutte contre certaines violences, tandis que des mesures d'exception (état d'urgence, article 16 de la Constitution française) peuvent menacer les libertés fondamentales. Les démocraties doivent accepter des risques plus élevés pour préserver leurs principes.
L'hégémonie internationale. Sur la scène internationale, la dissuasion (nucléaire) et la suprématie militaire (Pax Americana) visent à maintenir la paix. L'ONU et les juridictions internationales (CPI) tentent de légitimer l'usage de la force et de punir les crimes de guerre. Cependant, la légalité internationale reste souvent soumise aux rapports de force, les grandes puissances pouvant ignorer les normes sans subir de sanctions majeures.
10. La ritualisation de la violence : un mécanisme de contrôle et de canalisation.
La ritualisation de la violence opère, en général, dans le sens d’un contrôle qui la modère et la rend maîtrisable.
La juridicisation de la violence. Pour éviter la violence aveugle, les sociétés ont développé des rituels et des codes. Les "Paix de Dieu" médiévales, le droit de la guerre (Conventions de Genève) ou le code d'honneur du duel sont des exemples historiques. Dans l'État de droit, la justice pénale et les procédures d'intervention des forces de l'ordre sont des rituels complexes qui encadrent et proportionnent l'usage de la contrainte.
La structuration des conflits. Les démocraties canalisent la conflictualité sociale et politique par des structures institutionnelles (débat parlementaire, syndicats, manifestations encadrées). Ces rituels permettent d'exprimer le mécontentement sans recourir à la violence physique, transformant les affrontements en joutes verbales et argumentatives. La banalisation de la conflictualité prévient l'escalade.
Les divertissements comme exutoire. Le sport, en particulier, est un puissant mécanisme de ritualisation de la violence. Il offre un spectacle de brutalité contenue, soumise à des règles strictes, permettant de canaliser l'agressivité sociale et les passions collectives (nationalisme) vers un terrain contrôlé. Les compétitions sportives peuvent même servir à rétablir des relations entre puissances hostiles.
11. Mémoire, réparation et socialisation : les clés d'une sortie durable de la violence.
Rappeler le passé tel qu’il fut doit avoir une finalité précise : conduire à la reconnaissance officielle des souffrances infligées, c’est-à-dire à leur inscription dans la mémoire collective nationale ou internationale ; permettre également l’aveu de culpabilité des personnes ou des institutions directement impliquées.
Le travail de mémoire. L'absence d'un travail de mémoire authentique sur les violences passées (Shoah, crimes staliniens, guerres civiles) enferme les victimes dans le silence et le ressentiment, rendant difficile une réconciliation. La reconnaissance officielle des souffrances et l'aveu de culpabilité sont des étapes cruciales. Des initiatives comme la Commission "Vérité et Réconciliation" en Afrique du Sud ont montré l'efficacité de cette démarche pour apaiser les tensions.
La réparation des dommages. La réparation ne se limite pas à la sanction pénale ou aux indemnités matérielles. Elle inclut la réhabilitation morale et politique des victimes, ainsi que l'octroi de droits compensateurs. La "monétisation de la souffrance" doit être menée avec éthique pour ne pas dévaloriser la cause des victimes. La reconnaissance d'une dette collective et la prise en compte de l'héritage victimaire sont essentielles pour une paix durable.
La socialisation à la considération. Pour prévenir la violence future, il est impératif de lutter contre les préjugés et le mépris par l'éducation. Deux approches s'opposent : l'une, universaliste, qui tend à ignorer les spécificités identitaires (laïcité française) ; l'autre, multiculturelle, qui vise à reconnaître et apprivoiser les différences (politique de "reconnaissance" de Charles Taylor). Une tolérance authentique implique d'accepter les autres tels qu'ils sont, sans chercher à les assimiler ou à les juger selon ses propres critères.
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